II Saint Bernard et l'ordre cistercien

A- L'abbé de Clairvaux : un moine aux dimensions européennes

Saint Bernard tient la place fondamentale dans l'histoire cistercienne du XIIe siècle, car c'est avant tout grâce à lui que le nouvel institut a pu se développer et a atteint une très grande célébrité, subissant en même temps le poids énorme de son ascendant personnel, au point de dévier quelque peu des voies sur lesquelles on avait voulu s'engager au début.

Bernard est né en 1090 à Fontaine, localité toute proche de Dijon, dans une famille de moyenne noblesse apparentée ou alliée à de puissantes maisons. Son père, Tescelin, est de la famille des seigneurs de Châtillon-sur-Seine ; sa mère Alette, fille du seigneur de Montbard, est une femme d’une très haute vertu, comme Catherine, dont le jeune enfant subit profondément l'ascendant. Pour ses premières études, il est confié aux chanoines de l'église de Saint-Vorles, puis à ceux de Châtillon, auprès desquels il acquiert une solide pratique du latin, sans parvenir toutefois à apprécier la culture littéraire et profane qu'on essaie de lui donner. A l’âge de seize ou dix-sept ans, il perd sa mère, et en est très vivement affecté. Il mène alors pendant quelques années une vie mondaine, comme peut le faire un jeune noble du temps; mais, très tôt, il commence à songer à se retirer du monde. Au printemps 1112, il prend sa décision et arrête de se faire moine à Cîteaux, attiré par l'austérité et le dénuement de ce monastère proche de Fontaine. Il y entraine avec lui trente compagnons, parents et amis.

Saint Bernard (lettrine)

Cet événement, on l'a dit, donne à l'abbaye un nouveau dynamisme, si bien que, dans les années suivantes, les novices affluent au point que l'abbé Étienne, estimant difficile de maintenir les vertus du cénobitisme dans une communauté trop nombreuse, décide de fonder d'autres monastères qui seront les filles de la maison-mère. Ainsi naissent en quelques mois La Ferté-sur-Grosne (1113), Pontigny (1114), Clairvaux (1115) et Morimond (1115). Bernard est chargé de créer Clairvaux et d'en être l'abbé.

La direction de cette abbaye, sise en Champagne non loin de Troyes, constitue dès lors sa principale tâche, à laquelle il s'adonne avec une inlassable ardeur, se révélant à la fois un guide spirituel exceptionnel, un prédicateur inégalable, un administrateur avisé. En même temps, il s'emploie à diffuser l'idéal cistercien et, grâce à lui, l'ordre se développe avec une surprenante rapidité, puisque, à sa mort (1153), il va compter plus de 350 maisons, Clairvaux étant, parmi les abbayes-cadres, de très loin celle qui essaime le plus. Il ne craint pas, en outre, chaque fois qu'il le faut, de prendre la défense des Cisterciens contre les attaques dont ils sont l'objet, soit qu'on les accuse de troubler inopportunément les conceptions traditionnelles, soit qu'on les taxe d'excès de suffisance. Il n'hésite pas, dans ces contestations, à adopter le ton le plus vif et ne ménage pas ses adversaires, particulièrement les Clunisiens.

Cependant, ce moine hors-pair qui, quant à lui, accomplit pleinement sa vocation monastique, cet orateur sensible et passionné, cet écrivain de grand talent dont l'œuvre est vaste, veille à aider, dans la mesure de ses moyens et lorsqu'il est sollicité, les principales entreprises ecclésiastiques de son temps. C'est ainsi qu'il s'occupe maintes fois d'élections épiscopales contestées, intervenant pour rappeler les règles canoniques ou, plutôt, pour appuyer un candidat tenu pour meilleur, son action la plus célèbre en ce domaine se déroulant à Langres en 1138. D'une façon plus générale, il donne des conseils aux évêques, les encourage à remplir leurs obligations, mais critique aussi le luxe de leurs équipages et de leur train de vie, ainsi que l'intérêt trop vif qu'ils montrent pour les questions politiques et temporelles.

En 1130, il est conduit à agir au niveau le plus élevé de l'Église romaine, secouée alors par un schisme, et plaide fougueusement en faveur d'Innocent II contre Anaclet, ce qui l'oblige à participer au synode d'évêques que le roi de France fait réunir à Étampes pour discuter de cette affaire, puis à se rendre en Italie. Rentré à Clairvaux, il est presque aussitôt amené à s'occuper d'Abélard, accusé par plusieurs évêques d'avoir exposé des thèses discutables dans ses ouvrages théologiques, et vient le pourfendre devant l'assemblée ecclésiastique de Sens (1140). Puis, découvrant avec anxiété les progrès de l'hérésie cathare, il se donne à cœur de la réfuter et, en 1145, accepte d'accompagner en Languedoc le cardinal-légat Albéric, envoyé en mission pour la poursuivre. Entre temps, il s'est entremis pour rétablir la paix entre le roi Louis VII et le comte de Champagne. Peu après, il se lance avec passion dans la prédication de la seconde croisade, adressant son principal appel, le plus vibrant et le plus fameux, le 31 mars 1146, aux nobles et aux clercs réunis à Vézelay. Il est donc sans cesse entraîné à sortir de son monastère et à s'occuper des affaires du siècle, rompant là, peut-être contre son gré, avec l'idéal cistercien de fuite du monde, et poussant inconsciemment ses frères à assister l'Église dans ses tâches exceptionnelles, surtout à partir du moment où la Papauté et la hiérarchie se mettent à vouloir utiliser ces hommes particulièrement dévoués et ardents.

B- L'ordre cistercien, une expansion mondiale

Principal maître de la spiritualité de son temps, Bernard s'est peu occupé de l'organisation interne de l'ordre dont il fut le premier pionnier, se contentant d'appliquer et de développer les principes qu'avait exprimés l'abbé Étienne dans la Charte de Charité, selon lesquels la congrégation cistercienne devait être une fédération d'abbayes égales entre elles et liées les unes aux autres par le même amour de Dieu et la même règle : « Pour qu'il ne cesse d'exister entre les abbayes, déclarent les statuts de 1134, une indissoluble unité, il est établi en premier que la règle de saint Benoît sera connue de tous de la même façon et observée de tous de la même façon. Ainsi devra-t-on trouver les mêmes livres, ceux du moins qui sont utile à l'office divin, la même nourriture, le même vêtement, les mêmes règles de vie enfin pour tous. »

Cette congrégation ne cesse pas de grandir au cours du XIIe siècle à peu près uniquement par essaimage (fondations nouvelles, et non réforme de couvents anciens). De l'établissement unique de 1098, on en est en 1115, avec Morimond, à la cinquième maison. Dès 1119, dix abbés se réunissent à l'abbaye-mère: il y a donc alors 10 monastères. On en compte 80 en 1134, 343 en 1153 (mort de Saint-Bernard), 530 en 1200. Si les chiffres clunisiens ne sont pas atteints, la famille cistercienne est toutefois nombreuse et se classe au niveau de Prémontré, bien avant Vallombreuse et les Chartreux. Quant à l'implantation, elle est dense en France, mais plus lâche ailleurs, encore qu'elle apparaisse dans des contrées fort lointaines, comme la Scandinavie, la Pologne et la Terre Sainte. Les abbayes les plus fameuses sont en France, à côté des cinq premières, Aiguebelle, Orval, Nivelles, La Trappe, Sept-Fons, La Grâce-Dieu, Fontfroide, Sénanque, le Thoronet, Silvacane ; en Allemagne et Autriche Maulbronn, Altenkampf, Heiligenkreuz; en Scandinavie Hovedö et Nydala ; Waverley et Melrose en Angleterre, Chiaravalle et Fossanova en Italie, Alcobaça et Valbuena au Portugal et dans la péninsule ibérique.

Le rayonnement européen des cistercien

Chaque monastère étant autonome, l'abbé directement et librement élu par ses moines et ayant pleine autorité sur eux, il faut néanmoins, pour que les structures de l'ordre soient solides, un organe de pouvoir central. Celui-ci est constitué par le chapitre général qui réunit chaque année à Cîteaux (à partir de 1117, semble-t-il) tous les abbés de l'ordre, aucune absence n'étant tolérée sauf en cas de maladie et excepté les chefs d'établissements lointains qui assistent régulièrement à l'assemblée, mais non annuellement. Le chapitre a compétence pour tout ce qui concerne l'observation de la règle, l'amélioration des coutumes et la correction des fautes. Les décisions doivent, dans la mesure du possible, y être prises à l'unanimité. Si les avis se partagent, on s'en tient au jugement de l'abbé de Cîteaux, qui préside toujours les réunions, et des pères les plus sages. Ainsi sont arrêtés, au cours du XI le siècle, de nombreux décrets réglementant les usages et les pratiques et qui sont rassemblés en 1202 en un document assez volumineux, qui devient en quelque sorte le code cistercien, contenant tous les statuts nécessaires.

Pour faire appliquer les arrêts du chapitre dans chaque établissement, on fait confiance au lien de «charité» qui unit une abbaye-mère à sa fille, l'abbé du monastère fondateur devant visiter chaque année les maisons créées par celui-ci (et les administrant pendant la vacance abbatiale), tandis que, à Cîteaux, l'inspection annuelle est accomplie par les abbés des quatre premières abbayes-filles. Ainsi, le système est à la fois souple et ferme, la cohésion reposant tout autant - et même davantage - sur la volonté profonde de rester ensemble pour réaliser le même idéal et de s'entraider dans cette action que sur des institutions.

L'autonomie de chaque établissement est renforcée par l'exemption qui consolide l'union de tous, un couvent qui ferait sécession risquant de perdre cette liberté. Les Cisterciens, cependant, au début de leur histoire, n'ont pas cherché à obtenir ce privilège, leur intention de vivre en dehors de la société n'ayant nul besoin, pour être accomplie, de cette indépendance, et leur désir d'humilité les poussant à respecter l'obéissance due aux pouvoirs établis. Saint Bernard lui-même, qui ne cessa d'œuvrer en dehors de son abbaye, ne le désira pas, car il pensait que celui-ci introduisait le désordre dans les institutions ecclésiastiques. Mais il se trouva d'une part que cette pratique était entrée dans les mœurs des instituts religieux qui, inconsciemment ou à cause de différends majeurs et mineurs (paiement de dîmes), la souhaitaient; d'autre part que le Saint- Siège, lorsqu'il vit les services que pouvaient lui rendre les Cisterciens, n'hésita pas à leur accorder des décrets exceptionnels. Ce fut donc à partir de la double élection pontificale de 1159 et du schisme qui s'ensuivit, au cours duquel les Clunisiens se divisèrent, qu'Alexandre III commença à accorder à l'ordre de Cîteaux, qui le soutenait, des privilèges qui contenaient certains éléments de l'exemption, celle-ci étant pleinement obtenue sous le pontificat de Lucius III (1184).