I les premiers fondateurs

A- Saint Robert et la fondation de Molesmes

Les circonstances et les intentions qui ont présidées à la naissance de Cîteaux demeurent peu nettes. Non que les documents fassent défaut, mais parce que leur interprétation est délicate, aucun d'eux, ou presque, n'atteignant à la sérénité et à l'objectivité nécessaires. Le Petit Exorde, en effet, rédigé une vingtaine d'années apès la fondation, paraît avoir été composé dans un dessein de justification, comme si les Cisterciens se sentaient coupables. Le Grand Exorde, au contraire, écrit à la fin du XIIe siècle et la Vie de saint Robert tombent dans l'excès inverse et sont presque des apologies. La difficulté est encore aggravée par le fait qu'apparaît très vite la volonté d'exalter au mieux la place de saint Bernard et l'ascendant, à l'intérieur de l'Ordre, de l'abbaye de Clairvaux, aux dépens d'autres établissements (Morimond surtout, et même Cîteaux).

La première question concerne le rôle et la personnalité de Robert de Molesme, qui fut le fondateur de fait - sur lequel le Petit Exorde est néanmoins fort discret - et qui, pour autant que l'on puisse le saisir, appartient à ce groupe de moines ardents qui, à la fin du XIe siècle, cherchent des voies neuves pour le monachisme. Né en 1028, dans une famille noble de Champagne, Robert a été, durant la première partie de sa vie, un moine traditionnel, d'abord à Moûtiers-la-Celle, près de Troyes, puis à Saint-Michel de Tonnerre, dont il est devenu l'abbé. Cependant, parvenu à la quarantaine, il n'est semble-t-il pas satisfait, par la vie qu'il mène dans ce cadre cénobitique. En 1071, il résigne sa charge et va diriger un petit groupe d'ermites dans la forêt de Collan, manifestant son désir de fuite totale du monde et sa recherche d'une ascèse plus rude. Toutefois, au bout de quelque années, ce système anachorétique lui paraît trop lâche. Aussi, en 1075, transfère-t-il sa communauté dans le bois de Molesme, où il fonde un monastère, et donne à ses frères des coutumes qui s'inspirent directement du régime clunisien.

Cela provoque des troubles à l'intérieur de l'abbaye. Les uns restent animés de l'idéal érémitique ; d'autres acceptent volontiers le cénobitisme traditionnel ; d'autres, enfin, pensent que le cénobitisme pourrait être renouvelé et satisfaire les vocations les plus ardentes, à condition d'abandonner les usages et les accommodements apparus depuis le VIIIe siècle et de revenir à l'obsevance stricte de la Règle de saint Benoît, suivie selon les principes les plus austères. Robert, quant à lui, hésite. L'appel qu'il ressent fondamentalement est celui d'une rupture absolue avec le monde et une vie de pénitence et de dénuement ; mais il ne sait si la meilleure voie est celle de l'anachorétisme ou celle de la vie commune. En 1090, il quitte son monastère et va passer trois ans au milieu de la solitude dans le désert d'Aux.

Il retourne à Molesme en 1093. La tension interne devient alors très vive et, en quelque sorte, se simplifie, en opposant seulement les partisans de la tradition et les apôtres du renouveau, à la tête desquels se trouvent le prieur Aubry et un Anglais, ancien moine de Sherborne, qui a visité l'Italie et sans doute connu Camaldoli et Vallombreuse : Étienne Harding. Au début de l'année 1098, Robert se met à leur tête et quitte avec eux la communauté. Le 21 mars, il établit un nouveau monastère sur un domaine vide d'habitants et peu salubre, mis à sa disposition par le vicomte de Beaune et sis au sud de Dijon, entre Nuits et Saint-Jean de Losne, à Citeaux, - le terme de cistels, d'où vient ce nom, signifiant joncs et désigant par extension un endroit marécageux.

Un tel événement constitue un scandale. Citeaux, en effet, n'est pas une création comme les autres. Robert et ses compagnons n'agissent pas comme le fondateur de La Chaise-Dieu ou comme Robert d'Arbrissel à Fontevrault et Bruno à La Chartreuse, qui avaient seulement décidé d'édifier un nouvel établissement pour s'y installer avec des disciples qu'ils avaient recrutés dans le siècle ou dans le clergé séculier et qui étaient libres de leurs actions. Ils n'entraînent pas non plus toute la communauté de Molesme pour une réforme et ne présentent pas Citeaux comme une fille de Molesme. En fait, ils font sécession, ne respectant pas strictement, malgré l'autorisation donnée par le légat pontifical, le vœu de stabilité, et présentant leur entreprise de telle façon, que sont mises en question non seulement les coutumes du monachisme traditionnel, mais aussi l'application faite presque partout (et surtout à Cluny) de la règle bénédictine. Stupéfaits de ce « crime », les moines de Molesme n'hésitent pas à porter l'affaire devant le pape qui charge l'archevêque légat de Lyon, Hugues de Die, de la régler. Celui-ci réunit un synode à Port d'Anselle (près de Villefranche-sur-Saône) en juin 1099. Il invite Robert à rentrer à Molesme avec ceux de ses compagnons qui le désireraient, interdit à chacun des monastères de recevoir des moines de l'autre, mais confirme la fondation de Citeaux, qui est approuvée officiellement l'année suivante, avec son observance propre, par le pape Pascal II. Robert retourne seul à Molesme, soit qu'il veuille sacrifier ses préférences personnelles à la paix, soit qu'il se demande, une fois encore, si la vie choisie par ses compagnons cisterciens peut lui permettre de satisfaire ses aspirations personnelles, qui demeurent peut-être érémitiques. Cela explique que le Petit Exorde ne le présente pas comme le premier abbé de Cîteaux, Étienne Harding, qui le fit rédiger, ayant voulu ménager Molesme ou ayant pensé que l’attitude spirituelle de Robert ne correspondait pas aux intentions des véritables Cisterciens.

B- Aubry et Etienne Harding face à la difficile succession de saint Robert

Aubry prit donc la tête de la communauté. Il l'organisa selon le mode cénobitique le plus strict et imposa une ascèse très rude. Il acheva la construction du premier bâtiment monastique, qui, faute de moyens et par volonté délibérée, fut dépourvu de tout confort, de toute commodité, de toute décoration. Dans la solitude, au milieu d’une nature peu clémente, sans terre propice à la culture, les premiers cisterciens apparurent comme dépourvus de sens pratique. Aubry réussit toutefois à maintenir leur ardeur spirituelle et à garder fermement le système qui avait été choisi. Mais, à sa mort (1108), on put se demander si la communauté allait subsister, d'autant plus qu'il n'arrivait aucune recrue. Le nouvel abbé, Étienne Harding, envisageait même, devant les difficultés matérielles que ne pouvait surmonter un groupement aussi peu nombreux, de transporter ailleurs l'abbaye, lorsqu'il vit se présenter, au printemps de 1112, Bernard de Fontaine avec une trentaine de compagnons.

Dès lors, l'histoire de Cîteaux change, devenant très vite celle d'un ordre monastique nombreux - qui commence à s'organiser dès 1118 selon les principes définis dans la Charte de Charité que promulgue Étienne - et manifestant dans tout l'Occident l'originalité de sa vocation, que le Petit Exorde, rédigé alors, essaie prudemment d'expliquer.