D- Un assouplissement de la règle primitive : l'apparition du gothique

En dépit de la résistance acharnée du Chapitre Général, la sévérité cistercienne du temps de saint Bernard fut grandement adoucie à l'âge du gothique. Mais l'instinct décoratif des moines ne put être entièrement réprimé, même pendant la vie du saint; la preuve en est fournie par une technique particulière du vitrail, qui est digne de remarque. Cette forme d'art, qui se développa à partir du milieu du XIIe siècle dans les monastères de France, comportait l'emploi de grisailles, au lieu de couleurs, pour des motifs géométriques, plus tard remplacés par une décoration historiée.

Dès le début du XIIIe siècle, les constructions nouvelles présentèrent de frappantes dérogations à la simplicité primitive. L'église de Chaalis (Oise), consacrée en 1227, fut bâtie avec un intérieur très beau imitant la cathédrale de Châlons-sur-Marne. Royaumont (Seine-et-Oise), fondée par la munificence du roi saint Louis en 1228, et construite par son architecte Pierre de Montreuil, était aussi splendide que n'importe quelle église, paroissiale ou autre, de cette époque. Ce fut là que le roi érigea des tombeaux magnifiques pour ses ancêtres, tandis qu'un grand nombre de semblables monuments funéraires d'évêques ou de laïques célèbres ornaient d'autres églises cisterciennes. En même temps, le culte populaire des reliques trouva dans ces édifices l'occasion de jouer un rôle de plus en plus important ; châsses et reliquaires étaient toujours richement décorés. A Obazine (Corrèze), le tombeau du fondateur, saint Etienne, montrait une série habilement sculptée d'abbés cisterciens, de moines, de frères et de moniales en haut-relief, agenouillés ou debout devant la Madone, et du côté opposé, des figures semblables groupées de la même manière, sortant de leurs tombes.

Au cours du XIVe siècle, les règles d'austérité se relâchèrent encore, et la Renaissance les ignora presque complètement. Non seulement les nouvelles fondations adoptèrent le style de la dernière période gothique avec sa délicate ornementation, mais les anciennes maisons, elles aussi, furent transformées selon le goût du jour, et une magnifique bibliothèque fut généralement ajoutée comme un autre signe des temps nouveaux. De si coûteuses améliorations, cependant, n'étaient guère à la portée des monastères, toujours plus nombreux, soumis à la domination d'abbés commendataires, et dont les communautés devaient s’estimer heureuses lorsqu’elles pouvaient sauvegarder leur ancienne installation.

Au XIIe siècle, l’Ordre s’étendant dans toute l’Europe, les moines apportèrent avec eux leur style si caractéristique. Le plus magnifique monument de l'architecture cistercienne en Espagne est le monastère royal de Poblet en Catalogne, «l'Escurial d'Aragon», renfermant les tombeaux de ses plus généreux protecteurs, les rois d'Aragon. Sa vaste' étendue est complètement entourée de murs fortifiés et de bastions, tandis que les bâtiments eux-mêmes, soumis à des travaux continuels de construction ou de transformation jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, peuvent servir à illustrer l'histoire de l'architecture depuis le premier style de transition jusqu'au Baroque. Bien que l'Ordre ait été supprimé dans le pays en 1835, le monastère est encore en parfait état, de sorte que la vie cistercienne put récemment y être reprise sans beaucoup de difficulté. La moitié environ des fondations d'Espagne ont survécu et sont dans un état satisfaisant, entre autres la toute première, Moreruela (1131) en Castille, Veruela en Aragon, le fameux couvent de moniales de Las Huelgas à Burgos, et une proche voisine et rivale de Poblet, Santas Creus en Catalogne ; ainsi, l'Espagne est probablement le pays le plus riche en monuments d'architecture cistercienne bien conservés.

Au Portugal, parmi les nombreux établissements de l'Ordre, le premier rang revenait, à tous les points de vue, au puissant Alcobaça, à quelque cent kilomètres au nord de Lisbonne. La construction fut commencée en 1158, mais ne fut achevée qu'en 1223. L'église était la plus vaste du pays (plus de cent mètres de long), et d'une valeur artistique inégalée. Son plan horizontal est la réplique exacte de celui de Clairvaux, mais étant donné que les bas-côtés sont voûtés à la même hauteur que la nef, elle constitue une rareté parmi les églises cisterciennes. L'ornementation intérieure fut grandement enrichie par les tombeaux des souverains du Portugal. Au cours des siècles, Alcobaça fut, lui aussi, transformé continuellement, jusqu'à la dissolution de 1834 où le monastère fut converti en caserne.

nef d'Alcobaça